Vivre de l’Esprit
Vivre de l’Esprit. Saint Irénée, un témoin pour aujourd’hui.
Les organisateurs de ce cycle de conférences nous ont demandé un témoignage à deux voix sur la relation entre la naissance d’un nouvel institut religieux de vie consacrée contemplative Iesu Communio et saint Irénée de Lyon, entre une forme de vie religieuse approuvée par l’Église au XXIe siècle et un évêque de Lyon du deuxième siècle. Je dois dire que dans ce témoignage à deux voix, moi, un chrétien laïque n’appartenant pas à cet institut, je ne me sens pas totalement à ma place aux côtés de sa fondatrice, bien que, en réalité, il existe entre nous, non seulement un lien d’affection et de considération mutuelle, mais également une histoire marquée par la fascination pour la spiritualité du grand évêque de Lyon. Tout cela est né à mesure que les chemins de nos histoires personnelles se sont croisés. Nous ne pourrions les décrire ici que « dans les grandes lignes », sans entrer dans les détails. Cela dit, un regard chrétien porté sur ces événements laisse présager la présence de Mains qui tissent l’histoire en prenant soin de préserver le fil de notre liberté.
- La fascination pour Irénée
Ma fascination pour Irénée a commencé quand, étudiant universitaire en philologie, j’ai commencé à m’intéresser de près aux études théologiques. J’avais alors comme professeur de Patrologie Mgr Eugenio Romero Pose, l’un des plus chers disciples – sinon le plus cher – du jésuite Antonio Orbe, qui, pendant de nombreuses années, a exercé sa tâche d’enseignant et de chercheur à Rome, au sein de l’université Grégorienne. Mgr Eugenio m’a initié à la connaissance d’Irénée et m’a permis de me plonger dans les énormes travaux de recherche réalisés par Antonio Orbe sur l’évêque lyonnais, ses adversaires théologiques, ses sources et ses influences. La lecture et la connaissance d’Irénée ont fait que j’ai poursuivi mes cours à la faculté de théologie sans perdre de vue la pensée d’Irénée, ce qui me conduisait à de nombreuses reprises à maintenir une attitude de défiance vis-à-vis de l’enseignement reçu dans les cours du cycle d’études théologiques. J’avais l’impression que la théologie et la spiritualité que l’on pouvait apprendre dans les salles de classe avaient oublié les jalons fondamentaux et indispensables de l’histoire du salut et qui constituaient pourtant la clé de voûte de la théologie de saint Irénée. Des jalons sans lesquels le disciple de Polycarpe pourrait se fondre dans une masse de médiocrité, avec tant d’autres.
Au fil des années je fus appelé à Madrid afin de prendre en charge l’enseignement de la Patrologie au sein du Centre d’études théologiques dépendant de l’archevêché de Madrid et qui est aujourd’hui la Faculté de Théologie ; quelques années après, Mgr Eugenio Romero Pose[1], qui avait été mon professeur de patrologie, fut nommé évêque auxiliaire de Madrid. Ainsi, la relation qui perdurait depuis l’époque où j’avais été son élève, s’est vue renforcée grâce à la proximité géographique et à une nouvelle tâche consistant à démarrer à Madrid deux ans de spécialisation en études patristiques. D’un autre côté, deux ans auparavant, le père Orbe était tombé malade et s’était retiré dans la résidence que les pères jésuites possédaient tout près de la maison natale de saint Ignace, à Loyola. Plusieurs fois par an, Mgr Eugenio Romero Pose et moi – parfois quelqu’un d’autre se joignait à nous – nous nous rendions à Loyola afin de rendre visite à celui que nous considérions comme notre maître dans le domaine de la patrologie.
À tout cela s’est ajoutée la décision de la fille d’un de mes amis d’entrer dans un monastère de vie contemplative qui, situé à mi-chemin entre Madrid et Loyola, nous permettait de partager quelques instants avec une communauté dans laquelle nous pouvions voir fleurir les vocations, sous la conduite attentive de Mère Verónica et de Mère Blanca qui veillaient à la formation de ces jeunes filles, pleines de curiosité et de passion, et qui témoignaient d’une expérience spirituelle profonde. De fait, elles nous ont invités avec insistance pour que nous leur fassions connaître la spiritualité des Pères de l’Église et elles manifestèrent une sensibilité toute particulière, voire même une connaturalité envers la pensée d’Irénée de Lyon. De là, nous poursuivions notre chemin vers Loyola où nous avions de longues conversations avec le grand spécialiste qu’était Antonio Orbe. Tout au long de sa vie il a écrit des milliers de pages à caractère académique et scientifique, consacrées à saint Irénée[2]. Et pourtant, il s’enquérait fréquemment et suivait avec grand intérêt la manière dont étaient accueillis d’autres types d’œuvres, plus accessibles, qu’il avait écrites afin qu’elles puissent éclairer les laïcs tout comme les consacrés. Il y exposait de façon différente les richesses spirituelles pour qu’elles les accompagnent sur le chemin spirituel et alimentent la prière des croyants qui ne liraient jamais ses recherches académiques de haut niveau. Dans ces œuvres, sans prétention scientifique et en règle générale méconnues dans la sphère académique, il est possible de percevoir comment saint Irénée a influencé et marqué l’évolution de la spiritualité personnelle du jésuite Antonio Orbe[3].
Je me sentais très proche de cette évolution car je me suis rapproché de la foi chrétienne lorsque j’avais vingt ans, lors d’Exercices spirituels effectués selon la méthode ignacienne. Vous n’êtes pas sans savoir qu’Ignace de Loyola débute son livre des Exercices spirituels par une méditation ayant pour titre « Principe et fondement » : « l’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme ». En 1989, Antonio Orbe a publié un livre intitulé : « Espiritualidad de san Ireneo » (Spiritualité de saint Irénée) où il se permettait d’imaginer quel serait le Principe et fondement de l’histoire du salut selon Irénée, et il en faisait part de la manière suivante : « L’homme est créé en son corps, pour être « dieu », en communion de vie avec le Père, à l’image et à la ressemblance du Christ glorieux ». Autrement dit, Dieu a créé l’homme avec un corps et l’a destiné à être porteur de la gloire de Dieu à l’image et à la ressemblance du Christ glorieux. Ou dit différemment encore, Dieu a créé l’homme afin de le servir de sorte qu’il puisse être porteur des biens et de la gloire de Dieu.
Les visites réitérées au Père Orbe nous ont permis de connaître de mieux en mieux cette communauté de religieuses contemplatives qui faisaient de leur existence une action de grâce, une « eucharistie », pour le bien que Dieu répandait dans leur vie, en suscitant chaque jour davantage l’intérêt et l’affluence croissante de groupes de personnes perplexes devant ces visages resplendissants. Fréquemment, amis et parents, connus ou inconnus, se présentaient en s’attendant à un témoignage de renoncement et d’isolement mais, au lieu de cela, ils se retrouvaient en présence de visages radieux qui leur parlaient de bonheur, de paix, de communion et qui partageaient dans les parloirs l’expérience de la foi. D’un autre côté, cette communauté découvrait que les mots et la pensée d’Irénée, non seulement expliquaient leur expérience de foi mais qui plus est, leur donnaient l’impulsion qui les poussait à l’approfondir et à vivre avec une plus grande plénitude. Elles assumaient tout naturellement la vision de l’histoire du salut que l’évêque de Lyon avait développée au deuxième siècle.
C’est pour moi un privilège d’avoir pu faire ce bout de chemin en compagnie des sœurs de Iesu Communio car, en réalité, ce n’est pas moi qui les ai enrichies en leur transmettant mes connaissances sur le saint évêque de Lyon, bien au contraire. La façon dont elles vivent la foi a fortifié ma ferme conviction de sa force et de sa beauté telle que l’expliquait Irénée. Combien de fois ai-je entendu certains prêtres et séminaristes dire : « La théologie d’Irénée est très belle mais elle ne sert point pour vivre ! ». Et derrière cette expression, je devinais une affirmation encore plus terrible : la croix et la souffrance sont plus fortes que la gloire du Christ ressuscité, une gloire qui, de toute manière, devra être réservée à l’autre monde. À une vie d’action de grâce permanente et docilement livrée aux Mains de Dieu, certains préfèrent l’image du héros, partant à la conquête de grands objectifs et de hauts desseins, capable de sacrifices considérables et de grandes prouesses afin de faire valoir leur témoignage de foi. L’affirmation d’Irénée selon laquelle « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu[4] » était reléguée au rang de phrase rhétorique, pour des conférences pompeuses, sans qu’aucun lien ne soit établi avec la vie de foi, que nous, chrétiens, devons affronter au quotidien, dans un monde où les empreintes du mal, de la haine, de la rancœur, de la violence, de l’envie et de l’orgueil… débordent et paraissent ravager, au cœur même de nos expériences, notre propre espérance. Et face à tout cela, l’expérience spirituelle des sœurs de Iesu Communio se hissait comme un étendard proclamant « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu[5] ».
Les sœurs de Iesu Communio accueillaient tout naturellement les postulats théologiques et spirituels d’Irénée, alors qu’il était si laborieux pour d’autres, non seulement de les assumer mais de les tolérer. Les Constitutions de Iesu Communio, leur plan de formation et la liturgie de leurs professions temporaires et perpétuelles mettaient en évidence l’empreinte de l’architecture théologique de saint Irénée. Je ne pense pas exagérer en affirmant qu’à travers elles, on pourrait esquisser tout un cours sur la pensée de l’évêque de Lyon, cela dit, par souci de respecter le temps qui m’a été imparti, je me concentrerai sur l’un des axes où la spiritualité de Iesu Communio communie avec celle d’Irénée : vivre de l’Onction. Je suis conscient qu’une bonne partie des chrétiens ne sauraient donner un sens à cette affirmation et qu’elle pourrait même entraîner des explications n’ayant aucun lien avec ce qu’Irénée pensait lorsqu’il affirmait que les hommes sont sauvés en participant de l’abondance de l’Onction du Christ[6].
- Incarnation et Onction
Ils furent peu nombreux ceux qui, comme saint Irénée, ont été capables d’approfondir l’idée exposée tant de siècles plus tard lors du Concile Vatican II : « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir, le Christ Seigneur[7] ». Je ne veux pas insister sur des sujets qui selon moi ont été suffisamment développés lors de séances précédentes, et je ne vais donc m’y référer que brièvement. Les Mains de Dieu, expression que saint Irénée utilise pour faire référence au Fils et à l’Esprit Saint, n’ont pas modelé Adam sans penser à l’incarnation du Fils. C’est pourquoi l’homme y compris dans le visible, dans sa chair, est l’image de Dieu[8]. Irénée affirme que « dans les temps anciens on disait que l’homme avait été fait à l’image de Dieu, mais cela ne pouvait pas se voir, car le Verbe était encore invisible, Lui à l’image de qui l’homme avait été fait[9] ». Cette vérité ne put être constatée que lorsque les Mains du Père, le Fils et l’Esprit Saint, portèrent à son accomplissement l’Homme vivant et parfait qu’est Jésus Christ, afin qu’Adam soit fait à l’image et à la ressemblance de Dieu[10]. D’après Irénée, l’Homme vivant et parfait, Jésus Christ, ne saurait s’expliquer sans l’union personnelle du Fils avec l’humanité de Jésus dans le sein de Marie et sans l’union dynamique de l’Esprit avec cette humanité dans le Jourdain. Jésus Christ devient l’Homme vivant et parfait à deux moments qui sont intimement liés : l’incarnation dans le sein de Marie et l’onction avec la plénitude de l’Esprit dans le Jourdain.
- Il s’est fait ce que nous sommes
Le Fils de Dieu – affirme Irénée – « de par son amour sans mesure, s’est fait ce que nous sommes pour nous rendre parfaits au moyen de sa propre perfection[11] ». Le limon humain ne peut connaître par ses propres forces l’intimité de Dieu. C’est pourquoi le Fils unique de Dieu, qui connaît l’intimité du Père (cf. Jn 1, 18), s’abaisse à la situation de l’homme, il se fait enfant avec l’homme enfant, il se fait chair, chair de disciple, pour élever l’homme à la perfection du Fils unique. « Nous ne pouvions connaître – écrit Irénée – les mystères propres de Dieu que si notre Maître… se faisait homme. D’autre part, nous ne pouvions les connaître autrement qu’en voyant notre Maître et en écoutant sa voix de nos propres oreilles[12] ». Le Fils de Dieu, le Verbe, connaît maintes manières d’enseigner, mais l’homme, parce qu’il est chair, en raison de sa condition charnelle, apprend à travers les sens de la chair. Irénée nous enseigne que le Fils de Dieu, avant son incarnation, avait appris aux hommes à travers la création, la Loi, les prophètes…, mais maintenant la propre chair du Fils de Dieu devient maîtresse de notre chair afin que celle-ci apprenne comment atteindre la plénitude, selon le dessein de Dieu.
De Marie, terre vierge, le Verbe a assumé une chair vraiment humaine, sans péché, prête à parcourir le chemin vers la plénitude. L’évêque de Lyon écrit : « Notre Seigneur vint à nous dans les derniers temps, non tel qu’Il le pouvait, mais tel que nous pouvions le voir… C’est pourquoi le Verbe de Dieu s’est fait petit enfant avec l’homme, non pas pour lui-même, mais à cause de l’état d’enfance de l’homme, afin que l’homme pût l’appréhender[13] ». Dans la chair du Fils, la gloire de Dieu s’adapte à notre situation de pèlerins qui fléchissent dans leur recherche, elle s’adapte à nos balbutiements ; dans la chair du Fils, la gloire de Dieu devient accessible à notre façon d’être : « Le Verbe de Dieu a habité dans l’homme et s’est fait homme, pour accoutumer l’homme à percevoir (percipere) Dieu et accoutumer Dieu à habiter dans l’homme[14] ».Voilà l’une des grandes intuitions d’Irénée : en vertu de l’incarnation, le Fils de Dieu, habitant dans l’homme et parmi les hommes, habitue l’homme à percipere (à percevoir, à saisir, à sentir, à goûter, à savourer, à voir) Dieu et lui fait connaître d’homme à homme, de chair à chair, la connaissance que, en tant que Fils, Il a de Dieu. Mais, en outre, en se faisant homme, Il habitue Dieu à habiter parmi les hommes, en tant qu’homme sujet à la souffrance et perfectible, de sorte que l’homme apprenne à vivre en obéissance à Dieu en voyant comment la propre chair du Fils de Dieu vit en obéissance à Dieu. Dieu s’habitue dans la chair du Fils à vivre en tant qu’homme obéissant et apprend ainsi aux hommes à vivre en obéissance à Dieu.
- La chair ointe, prélude de la Résurrection
Or, la chair de Jésus a également connu le chemin à travers lequel la chair, graduellement, est rendue capable d’être porteuse de la gloire de Dieu. Au Jourdain, la plénitude de l’Esprit Saint s’est unie dynamiquement à la chair de Jésus, elle est entrée en communion avec la chair de Jésus pour faire de son humanité une humanité ointe de la plénitude de l’Esprit. L’évêque de Lyon distingue très bien ces deux moments : le moment de l’incarnation par lequel le Verbe incarné est appelé Jésus et le moment de l’onction par lequel il reçoit le titre du Christ en raison de l’onction de son humanité[15]. La plénitude de l’Esprit Saint s’appropriera peu à peu la chair de Jésus pour la rendre progressivement chair de l’Esprit, chair de Dieu. Voilà comment l’Esprit s’habitue à demeurer et reposer dans la chair des hommes afin qu’ils accomplissent la volonté de Dieu. Les vieux hommes, héritiers d’Adam, apprendront sous la conduite de l’Esprit à se configurer à l’homme nouveau qu’est le Christ[16]. Irénée écrit : « L’Esprit de Dieu descendit sur Lui… afin que, en participant nous-mêmes à l’abondance de son onction, nous soyons sauvés[17] ». Le salut est de participer à l’abondance de l’Onction du Christ ; Jésus est oint afin que, par la suite, ses frères, les hommes, participent à cette Onction.
La plus grande des prouesses eut lieu au matin du premier dimanche de Pâques lorsque l’Esprit de Dieu agit sur la plus grande des fragilités : un corps mort déposé dans un tombeau. Lors de la première Pâque chrétienne apparaissait, devant les femmes qui le suivaient et devant ses disciples, l’humanité du Fils de Dieu, celle qui était née de Marie, celle qui avait été ointe de la plénitude de l’Esprit au Jourdain, celle qui avait été crucifiée hors de Jérusalem, celle qui avait été ensevelie dans un jardin voisin, mais voici qu’elle apparaissait maintenant transfigurée par l’Esprit, portée à la plénitude. La chair de Jésus, méprisée, humiliée et morte, devenait, par la résurrection, théophanie de la gloire de Dieu, chair de Dieu. Devant les disciples, le dessein originel de Dieu sur l’homme apparaissait accompli. Jésus ressuscité éclaire le projet originel de Dieu sur l’homme : l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais cette humanité glorieuse n’était point le résultat d’un processus naturel de l’être humain mais le résultat de l’action de l’Esprit sur une chair obéissante et docile aux Mains de Dieu. La glorification de la chair du Christ ne peut être séparée de l’obéissance qu’il a manifestée, tout spécialement, lors des jours de sa passion.
Le tout premier matin de Pâques, la lumière du Père embrassa la chair morte de Jésus afin de la combler d’incorruptibilité, de la maintenir en constante victoire sur la mort et la corruption, sans quitter sa condition de créature en chair. Et voilà qu’à présent cette chair distille la Gloire de Dieu. Si du sein de Marie est né Dieu fait chair, du tombeau, en revanche, s’élève une chair faite Dieu. Ainsi l’échange qui avait commencé dans le sein de Marie parvient à plénitude, et les épousailles entre la chair et l’Esprit parviennent à leur consommation.
Le Père reconnaît la chair de Jésus comme la chair de son Fils ; Il l’introduit dans la vie trinitaire ; Il lui confère la gloire que le Fils a toujours eue auprès du Père. Dieu et l’homme, Dieu et la chair, sont désormais un Deus totus, parce que la chair de Jésus a été pleinement glorifiée.
- La chair glorieuse du Christ, source de l’Esprit Saint
L’évangéliste Jean témoigne des paroles de Jésus, le dernier jour de la Fête des Tentes : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive ; celui qui croit en moi… de son sein couleront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 37-38). Et l’évangéliste explique ensuite : « Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (Jn 7, 39). Ces paroles de Jean, Irénée les explicite ainsi : Seul le Christ glorieux peut répandre l’Esprit. « Il fit jaillir des fleuves en abondance, en répandant l’Esprit Saint sur la terre[18] ». L’Esprit qui avait oint et qui était descendu en plénitude sur la chair de Jésus au Jourdain, l’Esprit qui s’était approprié peu à peu sa chair, l’Esprit qui, dans la chair de Jésus, s’était habitué à vivre dans l’homme et parmi les hommes, se répand sur l’humanité à la Pentecôte ; et avec cet Esprit, c’est l’arôme filial de la chair de Jésus qui parvient aux hommes pour convertir la chair de chaque croyant en fils de Dieu, et que toute chair puisse crier avec Jésus : Abba, Père. L’homme est ainsi introduit dans la vie filiale de la chair de Jésus, l’Esprit le configure à l’humanité de Jésus et peu à peu dessine en lui les traits du Christ, de l’Oint. Le don de l’Esprit dilate le cœur du croyant afin qu’il aime davantage. Et de cette façon le don de l’Esprit apparait comme une anticipation, comme des arrhes (réalité et promesse), de la gloire qu’un jour il accueillera.
Pour le moment nous recevons l’Esprit comme des arrhes : « Nous ne recevons à présent qu’une partie de l’Esprit, qui nous habitue peu à peu à la perfection et nous prépare à l’incorruptibilité. Et ainsi nous nous habituons peu à peu à saisir et à porter Dieu. C’est ce que l’Apôtre nomme ‘arrhes’[19] ». Mais le jour viendra où il nous sera donné en plénitude : « Que fera donc toute la grâce de l’Esprit que Dieu donnera aux hommes ? Elle nous rendra semblables à Lui et accomplira la volonté du Père, en faisant l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu[20] ».
L’Onction de l’Esprit à l’occasion du baptême de Jésus dans le Jourdain équivaut à l’envoi de l’Esprit aux disciples à la Pentecôte. C’est l’Esprit destiné à introduire tous les peuples dans la nouveauté de vie de la chair de Jésus. Irénée nous enseigne[21] que le Seigneur a promis l’Esprit qui nous mettrait en harmonie avec Dieu. Une multitude de grains de blé ne forment ni une pâte ni un pain, cela reste une poignée plus ou moins grande de grains de blé. De la même manière, les hommes ne peuvent pas non plus devenir une unité dans le Christ, ils ne peuvent pas être un seul corps avec le Christ, sans l’eau qui vient du ciel, sans l’Esprit Saint. C’est l’Esprit qui réalise l’unité ecclésiale et qui la rend féconde, porteuse de fruit, mais tout cela serait impossible si l’Esprit n’ajustait pas l’homme à Dieu, si l’Esprit ne nous mettait pas en harmonie avec Dieu, qui est un et fécond. L’Esprit de la Pentecôte ne recrée pas l’homme comme individu isolé, mais comme membre d’un corps, comme communion, comme corps ecclésial.
Irénée dit : « De même que le souffle (de vie) fut confié à l’homme modelé du limon de la terre, ainsi le Don de Dieu fut confié à l’Église, afin que tous ses membres le reçoivent et soient par là vivifiés. Et c’est en elle qu’a été déposée la communion du Christ (communicatio Christi), c’est-à-dire l’Esprit Saint, arrhes de l’incorruptibilité, confirmation de notre foi et échelle de notre ascension vers Dieu[22] ». Vivre la communion du Christ c’est vivre de l’Esprit Saint qui, bien que plus grand que celle-ci, a été déposé au sein de l’Église. Et c’est de cette communicatio Christi, de l’Onction de Jésus, que les sœurs de Iesu Communio veulent être un témoignage de vie au cœur de notre monde.
- Établi pour porter du fruit
L’année dernière, plus de vingt mille personnes, des jeunes pour la plupart, ont visité les deux maisons de Iesu Communio pour partager la foi et les sacrements : ceux qui se rapprochent de la foi pour la première fois ne manquent pas, et nombreux sont ceux qui retournent à une vie sacramentelle abandonnée. Et au cours de ces dernières années nous sommes en train d’assister en Espagne à la formation de groupes paroissiaux mais également de séminaristes qui se réunissent chaque semaine pour réfléchir et traduire dans la vie la lecture qu’Irénée, évêque de Lyon, a faite de l’Évangile. Jésus dit : « C’est moi qui vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit » (Jn 15, 16). Irénée continue à porter du fruit, et un fruit très abondant.
[1] Sur la vie et l’œuvre de Mgr Eugenio Romero Pose, cf. Scripta Collecta I. Estudios sobre el Donatismo, Ticonio y Beato de Liébana, ed. J. J. Ayán Calvo, Madrid 2008 ; et Scripta Collecta II. La siembra de los Padres, ed. J. J. Ayán Calvo, Madrid 2008.
[2] Cf. E. Romero Pose, « La obra escrita del P. Antonio Orbe », Revista Española de Teología 59 (1999) 149-198 ; id., La investigación sobre la primera teología cristiana (Significado y alcance de la obra de Antonio Orbe), Madrid 2004.
[3] Il s’agit de quinze œuvres étudiées par R. Oliva Martínez, El Espíritu Santo en los Misterios en carne, en las obras espirituales de Antonio Orbe, Madrid 2015.
[4] Irénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 20, 7.
[5] Irénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 20, 7.
[6] Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 9, 3.
[7] Concile Vatican II, Gaudium et spes 22.
[8] Cf. Irénée de Lyon, Epideixis 11.
[9] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 16, 2.
[10] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 1, 3.
[11] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, préf.
[12] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 1, 1.
[13] Irénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 38, 1-2.
[14] Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 20, 2.
[15] Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 9, 3 ; Epideixis 41.
[16] Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 17, 1.
[17] Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 9, 3.
[18] Irénée de Lyon, Epideixis 89.
[19] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 8, 1.
[20] Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 8, 1.
[21] Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 17, 2.
[22] Irénée de Lyon, Contre les hérésies III, 24, 1.